Tu ne te souviens pas de ce que tu avais ressenti à ce moment-là, quand on t’avait annoncé que ton petit frère et tes parents étaient morts dans un accident de voiture. Il fallait croire qu’il y avait un certain avantage à être l’enfant qui n’était pas aimé. Ah oui parce que s’il y a bien un truc dont tu te souviens bien c’était de la raison pour laquelle tu n’avais pas été dans cette voiture, la raison pour laquelle tu n’étais pas mort. Ils étaient allés au cinéma tous les trois sans toi et ils sont morts sur le trajet du retour pendant que toi tu te faisais garder par la fille des voisins. Il valait mieux être malaimé par ses parents que mort non ? Après ça tu as donc été baladé de nouvelles maisons en nouvelles maisons. Tu te souviens que tu étais resté rarement plus d’un an dans un foyer et dans une école. Ce n’était pas vraiment à cause de toi, tu le savais à l’époque et tu en es toujours sûr aujourd’hui. Tu n’étais pas un enfant turbulant qui causait des problèmes, non, tu avais toujours été du genre sage et à ne pas t’attirer des ennuis même si tu n’avais jamais été très bon à l’école. Mais tu te souvenais que les foyers dans lesquels tu avais vécu étaient des foyers à problèmes et rajouter un nouvel enfant pour recevoir des aides financières n’aidait sûrement pas à les résoudre.

Tu ne vas pas t’éterniser sur ton enfance, tu n’es pas là pour qu’on te plaigne, qu’on te dise « oh le pauvre orphelin qui n’a pas eu de chance », non tu n’aimes pas ça. Tu ne penses pas vraiment que tu n’as pas eu de chance, tu vois plutôt tout ceci comme une fatalité qu’il faut accepter, c’est la vie. Et puis il faut dire que le fait qu’on t’ait toujours plain, qu’on ait toujours accepté que tu fasses moins bien que les autres parce que tu avais eu une vie plus difficile ne t’avait pas aidé. Les professeurs étaient soit trop conciliants avec toi, soit ils étaient indifférents à ton égard mais dans aucun cas, quelqu’un n’était venu t’expliquer qu’il fallait mieux travailler pour avoir des bonnes notes et qu’il fallait que tu te prennes en main. Tu n’avais pas de parents dont tu avais peur de leur annoncer une mauvaise note, ceux qui s’occupaient de toi n’en ayant rien à faire. Alors, tu avais décidé de ne rien faire, après tout tu avais toujours su que ce n’était pas grâce à l’école que tu t’émanciperais. Tu savais que des enfants issus de meilleurs milieux sociaux que toi te passeraient constamment devant, ça ne servait à rien de vouloir forcer le destin. Et puis tu n’avais jamais rêvé d’une grande carrière dans un domaine particulier, tu voulais seulement vivre ta vie et réviser était quelque chose qui t’empêchait de la vivre comme tu voulais. Pour autant tu étais loin d’être stupide, tu ne faisais aucun effort en classe certes, mais quand quelque chose tu plaisais, tu n’hésitais pas à décortiquer la matière et te donner à fond. Tu aimais les maths, les maths pures celles juste avec des chiffres qu’il fallait additionner, soustraire, multiplier ou diviser. Tu aimais faire de la gymnastique avec ton cerveau. Tu aimais les choses logiques et intuitives, tu marchais comme ça toi, à l’instinct.

L’année de tes seize ans tu avais enfin trouvé ton chez toi, Theresa, cette femme qui t’avais recueilli et considéré comme son fils bien qu’elle n’en avait jamais eu. C’était à Cheyenne dans le Wyoming que tu avais pu poser tes bagages et qu’une nouvelle vie avait commencé pour toi. Elle t’aimait comme tu étais, elle n’en avait rien à faire que tu n’aimais pas l’école et que tu ne voulais pas avoir une belle carrière comme tous les autres ados de ton âge mais elle croyait en toi, en ce que tu voulais être. Tu avais désormais quelqu’un qui s’intéressait à toi et qui t’attendait le soir pour manger, tu avais un foyer fixe et un nouveau lycée où tu savais que tu y resterais plus d’un an. Tu pensais même que tu allais aller jusqu’à l’examen de fin de lycée là-bas et c’est ce qui s’est passé. Bien sûr tu l’as loupé, tu n’avais pas révisé et à vrai dire, tu n’avais même pas essayé. De toute façon à cette époque tu avais déjà eu un projet en tête, tu irais travailler au café du coin pour gagner de l’argent et te payer une formation de croupier. Oui, croupier. C’était un métier peu commun mais tu t’étais pris d’affection pour les cartes. Tu adorais jouer avec elles et tes mains tout en faisant danser des chiffres dans te tête. Tu savais que tu serais bon pour ça, tu savais que c’était ce qui était fait pour toi.

Vivre à Cheyenne t’avait aussi permis de rencontrer la deuxième femme qui avait changé ta vie, Kayla. Tu te souviens encore de la première fois où tu l’avais vue, au lycée, vos regards s’étaient croisés et quelque chose avait vibré en toi. Ce n’était pas un coup de foudre, c’était bien plus fort que ça. Tu avais su au moment où tu l’avais regardée que quelque chose d’inexplicable existait entre vous deux. Vous étiez liés, vous ne saviez pas par quoi mais ça avait été une évidence pour toi. Ce qui s’était passé entre vous était fou. Tu te souviens qu’après les cours, tu étais resté adossé à ton casier et tu l’avais observée, cette magnifique blonde au milieu de ses amis. Elle t’avait aussi lancé des regards mais vous n’aviez pas souri, vous étiez trop absorbés par ce qui vous animait pour vous préoccuper de quelque chose d’aussi futile. Alors vous aviez attendus que tout le monde quitte le lycée, une fois seuls dans ce couloir, elle t’avait lancé un regard et tu l’avais suivie. Vous vous étiez retrouvés tous les deux dans le gymnase et sans dire un mot, sans même savoir comment vous vous appeliez, vous vous étiez embrassés et vous aviez fait l’amour sur ces bancs. Après cette fougueuse rencontre vous aviez continué à vous fréquenter. Vous n’étiez pas un couple, rien n’était exclusif mais vous aviez besoin l’un de l’autre. Elle avait un visage si angélique, personne ne se doutait de la noirceur qui l’habitait, tout comme celle qui vivait en toi.

Quand vous êtes ensemble, vous êtes complétement différents, du moins c’est le cas pour toi. L’homme que tu es normalement, si raisonné, si calme devient quelqu’un d’impulsif, de jaloux et d’autodestructeur. Tu sais que votre relation vous tire vers le bas, mais tu n’en as rien à foutre. Vous passez votre temps à baiser depuis huit ans, elle t’obsède toujours autant. Tu en vois d’autres, elle aussi mais ce n’est pas pareil. Elle le sait, tu le sais mais si tu la vois avec un autre mec tu peux lui péter la gueule, tu l’as déjà fait. Pourtant avant Kayla tu n’avais jamais frappé quelqu’un, tu étais toujours resté loin des potentiels ennuis mais depuis que tu l’as rencontrée, ta vie a changé. Vous volez pour vous amuser, vous vous lancez des défis toujours plus fous et dangereux, vous vous droguez. Vous vous laissez glisser sur une pente sur laquelle vous n’avez aucun contrôle et bizarrement vous aimez ça parce que vous le faite ensemble. Tu n’as plus rien à voir avec le Kyle que les autres connaissent et que tu connais quand vous vous voyez, quand tu la respires, quand tu la sens vivre contre toi mais ce n’est pas pour te déplaire. Tu n’as aucune idée du pourquoi, ni du comment tu sais juste que c’est ce que tu vies et tu as l’impression que c’est ce qu’il te faut, tu le sais. Tu n’es pas amoureux d’elle, du moins c’est ce que tu te dis, elle ne l’est pas non plus. Mais c’est ta moitié, ta faiblesse, elle fait remonter en toi tout ce qui ne va pas chez toi, dans ta putain de tête. Vous vous détruisez mutuellement mais vous avez plutôt l’impression que c’est une ascension vers quelque chose de puissant que vous entreprenez.

Cette rencontre t’a changé, elle a changé le cours de ta vie. Personne ne connait ce côté chez toi à part Kayla, même Theresa n’en avait pas vraiment pris conscience et c’était normal puisqu’une fois que tu quittes Kayla, tu redeviens Kyle, le garçon sociable, calme et perspicace. Mais du côté de Kayla il fallait croire que quelqu’un s’était rendu compte de la force destructrice de votre relation, sa mère. Pourtant elle n’avait jamais été là pour Kayla mais elle avait osé vouloir vous séparer. Elle avait envoyé Kayla dans une ville que tu ne connaissais pas en décembre 2018, Phoenix. Au début tu t’étais dis que ce n’était pas grave, que la vie avait voulu que votre chemin se sépare mais tu t’étais rendu compte que cette fois-ci tu ne pouvais pas accepter ce qui t’avais semblé être une fatalité. Tu avais donc décidé de quitter celle qui t’avais recueilli pour une nouvelle vie dans une nouvelle ville. Dans ta tête tu te disais que tu ne faisais pas ça que pour elle, que de toute façon il fallait que tu fasses mieux que Cheyenne pour ton boulot, mais tu savais au fond de toi que si tu étais en chemin pour Phoenix, c’était bien pour rejoindre Kayla. Même si tu ne l’admets pas, tu as besoin d’elle, tu as  besoin de continuer de creuser ta noirceur à travers ses yeux magnifiques.

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